
Il se peut bien, dit Castor, que les principes qui règlent l'administration des finances publiques soient un peu trop métaphysiques. L'unité est belle et claire, certes, mais sous la condition d'une grandeur limitée qui permette de percevoir l'unité. Passé cette limite, chacun travaille dans son coin et personne n'assemble. L'argent est jeté chaque jour dans la caisse unique, immense réservoir où les recettes perdent leur couleur propre.
Imaginons une ville avec un port fluvial ; le fleuve est mal dragué, les quais sont vieux et incommodes, l'outillage de chargement et de déchargement est insuffisant ; les grands bateaux n'y viennent plus. La ville emprunte, remet tout en état, d'après les meilleurs modèles ; l'emprunt est gagé et le remboursement est assuré en cinquante ans, partie par une taxe sur les bateaux à quai, partie par un impôt que paient les habitants. Chacun sait pourquoi il paye ; l'hôtelier voit de nouveau ses chambres pleines et sa table garnie, le marchand et le fabricant font venir aisément les produits, sans de coûteux transbordements ; la main-d'œuvre est demandée et bien payée ; l'argent revient ; on le voit revenir. Dix villes, cent villes en font autant ; l'opinion partout raisonne sans peine et voit clair dans les comptes.
Essayez de faire payer et de ne point faire les travaux prévus. On demande aussitôt : « Où va l'argent ? » Chacun dénonce une administration lente, des commis trop nombreux et qui ne travaillent guère, des ingénieurs négligents ou imprévoyants.
Bon. Mettons maintenant tout en commun. Toutes ces villes paient pour tous les travaux ensemble ; chacune réclame et tire à soi ; on discute sans fin sur l'urgence, sur l'intérêt commun. Ceux qui parlent et ceux qui écoutent ne connaissent bien qu'une chose ; chacun a dans la tête sa propre ville ; sur les autres villes il en est réduit à ce qu'il entend ; il croit ou ne croit point, selon que le nez de l'orateur est fait. Voilà l'intrigue, les coalitions, les promesses, les oublis, enfin une confusion inévitable. On juge sur pièces, ce qui est la pire méthode. Aucun industriel, aucun commerçant ne juge ainsi ; il connaît les choses, il les voit et les revoit. Il décide si une vieille machine peut encore marcher un an, si un vieux plancher tiendra, si une réparation est possible ou s'il faut tout refaire à neuf. Enfin il juge, au lieu que les autres raisonnent ».
« C'est, lui dis-je, que nous oublions toujours que l'homme a devant lui des choses, et non point des papiers et de l'argent. L'homme est défricheur, creuseur de rivières, paveur de rues, laboureur, maçon ; au lieu que le comptable est une sorte de métaphysicien, qui ignore les choses. Et les banques sont peut-être des cerveaux qui tournent à vide ».
« Cela, dit Castor, pourrait bien être. Mais je suis sûr d'une chose, c'est que les banquiers, les comptables et même les ingénieurs à paperasses, trouvent leur profit à cette confusion de toutes les recettes et de toutes les dépenses, qui leur donne grand pouvoir et moyen assuré de répondre à toutes les critiques, et ainsi de se tromper sans risques. Concevez maintenant si vous pouvez toutes les recettes mises ensemble, et réparties ensuite en dépenses selon l'éloquence de chacun, instruction, routes, police, canaux, opéra, pavage, marchés, musées, postes, archéologie, laboratoires, asiles de nuit, tabacs, expropriations, familles nombreuses, reboisement et le reste, tout cela criant misère et attaquant à la vrille le réservoir commun ; les gouvernants bouchant un trou pendant qu'on en creuse trois à côté. Cependant il y a un homme qui essaie de concevoir toutes ces choses ensemble, ou plutôt tous ces comptes ensemble. Ne vous étonnez pas qu'au lieu de juger, il raisonne, ce qui est faire des additions, et qu'il arrive tout au plus à estimer à peu près ce qui lui manque, et à chercher le moyen le plus prompt de faire payer ceux qu'il peut atteindre. Or ce plat empirisme suffit dans les temps paisibles ; mais ces temps-ci sont difficiles ».
« Quel remède ? lui dis-je. Il faudrait donc revenir à des caisses séparées, autonomes, système cent fois condamné ? »
« Oui, dit Castor, mais par qui condamné? »